CHAPITRE II

 

Durant les quelques secondes qui suivirent l’explosion, une stupeur hallucinée cloua le public sur place, les musiciens eux-mêmes demeurèrent figés comme des mannequins, l’archet stoppé à mi-course. Le premier cri de frayeur eut raison de l’enchantement et la panique changea la vaste salle de l’Opéra en un épouvantable champ de bataille. Oubliant tout orgueil, les grands dignitaires se ruèrent vers les sorties de secours, piétinant leurs pairs ou leurs courtisans sans aucun souci d’étiquette. Des princesses hurlaient, happées par un tourbillon de mains affolées, serrant sur leurs seins les lambeaux de leurs robes de cérémonie. Des colliers craquaient, semant une pluie de perles à l’orient incomparable que le piétinement des semelles réduisait en une seconde à l’état de poussière nacrée.

Debout dans la coulisse, Elsy n’avait pas bougé. Ses yeux ne pouvaient se détacher des jambes de Léonora à présent inconsciente, et des moignons lui tenant lieu de chevilles. Ces deux paquets de chair torturée, d’où le sang jaillissait par longues saccades, l’hypnotisaient jusqu’au vertige. Enfin elle se détourna et vomit contre un décor, le ventre tordu par les spasmes, s’égratignant le front à la peinture écaillée d’un ciel nocturne. Elle s’essuyait la bouche tant bien que mal quand le premier policier la mit en joue. Il venait de sauter sur la scène, effrayante silhouette engoncée dans la carapace du gilet pare-balles. Sa tête et son visage disparaissaient sous la boule de chrome à visière opaque d’un casque anti-émeute. Elsy retint sa respiration. La gueule noire de l’énorme pistolet à canon ventilé la pétrifiait. Tout de suite après un haut-parleur mugit du haut du balcon :

« Attention ! Vous vous trouvez au centre d’un dispositif anti-attentat ! Le moindre geste suspect pourrait être interprété comme une menace. Restez sur place et abstenez-vous de tout mouvement. Attention, je répète… »

La voix métallique vomissait ses ordres sur une tonalité stridente difficilement supportable. Des flics en gilet protecteur immaculé apparaissaient maintenant à chaque balcon. La joue collée à la crosse de leur fusil mitrailleur, ils tenaient la salle dans leur ligne de mire. Une femme en robe blanche s’évanouit, son compagnon voulut lui porter secours, s’attirant un coup de matraque entre les sourcils. Il s’effondra en glapissant que son titre d’ambassadeur lui assurait l’immunité diplomatique. Un jet de gaz tétanisant le mit définitivement hors de combat.

Un silence de mort planait désormais sur la salle, des souliers jonchaient les travées, des sacs à main éventrés semaient pêle-mêle poudriers d’or fin, peignes incrustés de diamants, tampons périodiques et tubes de rouge. La porte centrale pivota, laissant le passage à un officier d’une cinquantaine d’années, squelettique et chauve. Il avait logé son casque dans le creux de son coude et considérait la foule apeurée avec un air profondément ennuyé.

— Capitaine Cazhel, grogna-t-il à la cantonade, 6e Brigade Territoriale. On va prendre vos identités, soyez coopératifs et tout se passera bien.

Indifférent aux murmures de protestation il sauta sur la scène, s’agenouilla et glissa sa main dans l’échancrure du collant de Léonora, palpant le sein gauche à la recherche d’une éventuelle manifestation cardiaque.

— Elle vit toujours, observa-t-il avec placidité. Faites-lui un garrot et embarquez-la, direction l’hôpital central.

Un brancard apparut comme par magie, une équipe entreprit de prélever les multiples débris de tissus et de chair qui avaient aspergé le plateau sur plus de dix mètres. Deux hommes en blouse blanche s’éloignèrent, portant la ballerine au visage cireux. Cazhel marcha vers le trou du souffleur, fouilla dans la poche de son treillis et en tira une boîte de friandises d’où montait un curieux bourdonnement. Elsy l’y vit pêcher un insecte noir aux pattes frémissantes et l’enfouir dans sa bouche. Elle perçut nettement le craquement de la carapace de chitine sous la pression des molaires et ne put retenir un frisson. Elle n’avait jamais pu s’habituer à cette pratique. Pourtant, depuis que les diptères des marais fanghiens avaient été reconnus source de longévité par la faculté de médecine (à la condition expresse qu’on les consommât vivants !) tous les colons de la galaxie Bêta s’adonnaient à cette gourmandise coûteuse. De nombreuses revues scientifiques polémiquaient afin de déterminer s’il était plus bénéfique pour l’organisme de croquer les insectes, comme l’avait fait le policier, ou de les sucer jusqu’à ce que leur carapace soit totalement fondue…

Elsy se raidit. Les yeux bleu délavé de Cazhel venaient de s’accrocher aux siens. Il eut un sourire glacial qui dévoila ses dents auxquelles adhéraient quelques fragments d’élytres.

— C’est toi l’habilleuse ? siffla-t-il. Le directeur de l’Opéra vient de me raconter l’histoire des chaussons… Un peu dingue, non ? On les vole, on les ramène. Pas très fixé, ce cambrioleur. D’ailleurs personne ne l’a vu à part toi… UN BONBON ?

Elle eut un recul et secoua négativement la tête. Cazhel ne se départit pas de son insupportable sourire.

— Un bonbon ? se contenta-t-il de répéter sur un ton menaçant.

Elsy sentit ses cuisses trembler. Incapable de se maîtriser, elle glissa deux doigts dans l’emballage, enfonçant le pouce et l’index dans un grouillement de pattes minuscules. Elle ferma les yeux, refusant de voir ce qu’elle ramenait et déposa sur sa langue une petite chose fourmillante qui se mit à courir vers le fond de sa gorge. Elle eut un haut-le-corps, s’étouffa et réalisa qu’elle avait avalé l’insecte vivant. Une sueur glacée nappa son front.

— Et gourmande avec ça ! ricana l’officier. On n’a pourtant pas tellement besoin de rajeunir.

Il fit une pause, puis ajouta sèchement :

— On dit : « Merci, monsieur »…

Elsy balbutia une vague formule de politesse. Il lui semblait percevoir le trottinement du coléoptère le long de son œsophage. Elle crut qu’elle allait s’évanouir.

— D’après ce qu’on m’a dit, la Léonora n’était pas facile à vivre. Elle t’a souvent humiliée publiquement, non ? Le directeur m’a affirmé que personne n’était resté aussi longtemps que toi à son service, c’est vrai ? Elle te tenait par l’argent ?… Ou alors tu couchais avec elle, c’est ça ?

Elsy serra les poings. Ses ongles rongés et sanguinolents lui firent mal. Comme elle allait répondre, un sergent s’approcha et entraîna Cazhel à l’écart. Malgré le brouhaha elle entendit nettement :

— Du beau travail, les chaussons étaient piégés. Deux charges minuscules glissées sous la semelle de cuir, à l’intérieur du rembourrage de pointe. Tout ça commandé par un micro-ordinateur à ondes courtes bien sûr.

Le capitaine hocha la tête.

— Emmenez la bonniche au quartier général, lâcha-t-il en piochant une nouvelle « friandise », elle n’a sûrement pas le nez propre. Son histoire de fan cambrioleur ne tient pas debout.

Elsy tituba, glacée jusqu’au fond des os. Avant même qu’elle ait pu ébaucher un geste de protestation, deux hommes casqués de chrome lui avaient retourné les bras dans le dos et la poussaient vers la sortie. Le cauchemar continuait.

 

*

* *

 

Au même moment, six garçons à moto traversèrent en diagonale l’esplanade du Musée d’Art Moderne dont les tours de marbre blanc se dressaient aux abords du lac des Parades. Ils étaient tous vêtus de cuir et avaient le crâne entièrement rasé. À l’aide d’une grenade soufflante artisanale, ils pulvérisèrent la vitre blindée d’une salle du rez-de-chaussée, et, indifférents au vacarme des sirènes d’alarme, jetèrent leurs machines vrombissantes dans l’ouverture ainsi pratiquée. Couchés sur les guidons, les cuisses collées au réservoir, ils entamèrent alors un fantastique slalom entre les piliers des salles d’exposition, négligeant les œuvres mineures pour converger dans un ensemble parfait vers le hall des rétrospectives terriennes dont l’inauguration devait avoir lieu le lendemain. Là, et sans même quitter leur siège, ils lancèrent un cocktail au napalm sur une tapisserie des Gobelins, tirèrent à la chevrotine sur la Vénus de Milo (dont le visage vola en éclats), puis lacérèrent la Joconde à coups de poinçon. Le tout ne dura pas plus de dix-sept secondes. Alors qu’ils se préparaient à faire basculer la Victoire de Samothrace en l’enchaînant à l’une des motos, la brigade robotisée envahit la salle, soufflant les jets de gaz tétanisant. Deux des terroristes s’écroulèrent, les narines pincées, les yeux noyés de larmes, mais leurs complices avaient eu le temps de se couvrir la face de masques anti-émeute en tout point analogues aux modèles en usage dans la police. Ils se saisirent des corps inanimés, les jetèrent en travers des machines et démarrèrent dans un nuage de fumée bleue. Les robots du service de protection demeurèrent indécis, pour stopper les assaillants il aurait fallu ouvrir le feu, or le programme stocké dans leurs circuits-mémoires proscrivait toute action susceptible d’occasionner un quelconque dommage aux œuvres d’art exposées.

L’un des vandales perdit toutefois le contrôle de sa motocyclette, traversa une verrière et fit une chute de quinze mètres dans le salon de sculpture, situé un étage plus bas, où il s’empala sur la pique dressée d’un guerrier de bronze.

Un second agresseur, qui ne s’était pas suffisamment baissé, eut la tête arrachée au moment où il se jetait à la suite de ses complices dans le trou ouvert un instant plus tôt dans la baie vitrée du rez-de-chaussée.

Entre-temps, toutes les herses de sécurité obturant le périmètre du musée s’étaient abaissées, enfermant les fuyards au centre d’une cage conçue pour résister aux assauts d’une vague de blindés. Il ne fallut que quelques secondes aux survivants du coup de force pour comprendre qu’ils étaient irrémédiablement pris au piège. Ils coupèrent alors les gaz et couchèrent leurs machines sur le sol. Calmement, sans trahir la moindre panique.

Quand la brigade de sécurité acheva de les encercler, elle ne découvrit que quatre corps raidis par l’ingestion de capsules de cyanure de potassium, et un grand V, rouge, tracé à la bombe à peinture indélébile sur le marbre délicat de l’esplanade. L’examen des poches des suicidés révéla une absence totale de papiers ou de marques distinctives…

Les débris des œuvres lapidées ou lacérées furent immédiatement scellés dans des containers étanches en attendant d’être soumis aux examens des experts en restauration.

 

*

* *

 

Elsy avait chaud. La lampe dardait son éclat blanc au fond de ses pupilles, attisant sa migraine. Sur le bureau métallique de Cazhel, la boîte de « friandises » avait fini par se renverser et les petits insectes bombés couraient en tous sens, pointillant les dossiers de taches mouvantes à la progression indécise. L’interrogatoire durait depuis plus d’une heure maintenant. À plusieurs reprises, l’officier de police – devinant l’aversion de la jeune fille pour les coléoptères régénérants – s’était amusé à lui en offrir de pleines poignées… qu’elle n’avait bien sûr pas osé refuser.

À présent son estomac se tordait sous les assauts d’une houle de mauvais augure. Elle avait de plus tellement transpiré au contact du tabouret de fer que lui était venue peu à peu la certitude d’être assise au milieu d’une flaque d’urine. Les questions pleuvaient, sournoises, pleines de sous-entendus, chacune de ses réponses était aussitôt déformée, interprétée de manière volontairement négative, et sous les jurons, ses balbutiements, ses hoquets, devenaient autant d’aveux. Elle savait que tôt ou tard elle perdrait le contrôle de ses nerfs. Elle se mettrait alors à hurler comme une possédée, leur donnant du même coup un prétexte inespéré pour la battre…

— C’est toi ! avait craché Cazhel vingt minutes plus tôt. Tu avais envie de te venger depuis longtemps, avoue… Alors tu as bricolé ça avec un petit copain.

— Je n’ai pas de petit copain.

Elle disait vrai ; malgré ses cheveux blonds elle n’avait jamais su attirer les garçons, et lorsque l’envie de faire l’amour lui montait à la gorge elle devait se résoudre à devenir la proie d’un routier en mal d’exercice… Rien de plus. Cazhel avait voulu revenir à la charge mais son adjoint était venu le chercher. Depuis elle attendait, dans la brûlure du projecteur, au milieu du crépitement des consoles du dispatching. Elle devinait confusément que quelque chose se passait. Dans son dos une auxiliaire avait soudain murmuré d’une voix altérée : « État d’alerte, code 5 et 3. Merde ! Neuf attentats dans la même nuit ! »

— Un V rouge à la bombe à peinture ? marmonna Cazhel quelque part sur la gauche. Et tu dis qu’ils se sont suicidés plutôt que d’être pris ! C’est une histoire de fou… Le robot-préleveur a rendu ses analyses ?

La suite fut avalée par le cliquetis d’une imprimante. Elsy se demanda si elle ne ferait pas mieux de se laisser tomber sur le sol. La fatigue l’emplissait d’une incroyable pesanteur. Elle se dit que le tabouret allait finir par se tordre sous le poids de son épuisement. La lampe s’éteignit brusquement mais elle continua pendant plusieurs secondes à percevoir sa chaleur sur sa peau irritée. Elle songea au jeune homme pâle de la cafétéria jouant la comédie des remords. Il s’était moqué d’elle au-delà du supportable, et elle l’avait remercié avec des larmes dans la voix ! Léonora avait raison, elle n’était qu’une gourde… Une effroyable gourde !

— Vous m’écoutez, oui ?

Elle sursauta, réalisant subitement que le policier avait repris sa place de l’autre côté du bureau. Le manque de sommeil plissait son visage émacié comme un fruit vidé de sa substance dont la peau se rétracte, aspirée de l’intérieur. Un insecte zigzaguait sur sa cravate blanche d’uniforme, perle de chitine montée sur pattes.

— Je n’ai rien contre vous, fit-il à regret, du moins pour l’instant. Il n’y a que deux hypothèses envisageables, ou vous êtes une idiote qu’on a manipulée à son insu, ou vous JOUEZ à l’idiote. Je n’ai pas le temps de vous passer au crible, mais je vous aurai à l’œil à partir de la minute où vous aurez franchi le seuil de ce bureau. Ne quittez la ville sous aucun prétexte. Allez, déguerpissez… Et prenez une douche, vous puez…

Elle se leva comme une automate, tâtonna le long d’un couloir pour trouver la sortie. Une auxiliaire hommasse que sa démarche de somnambule exaspérait vint la prendre par le bras et la poussa dans la nuit. Une pluie fine et pénétrante mitraillait les trottoirs. En une minute ses sous-vêtements furent trempés. Instinctivement ses pieds prirent la direction de l’Opéra, elle ne tenta pas de leur résister. Où se trouvait Léonora en ce moment même ? Avait-elle repris conscience ?

À l’exemple du policier, soupçonnerait-elle son habilleuse d’avoir piégé ses célèbres chaussons ? Non, c’était peu probable. Une chose était sûre par contre : elle ne lui pardonnerait jamais d’avoir été la cause indirecte de son infirmité, et désormais Elsy devrait apprendre à compter avec la rancœur d’une étoile abattue en pleine gloire. Elle frissonna. Elle imaginait la danseuse clouée sur son lit, les chevilles enveloppées de pansements, sans autre dérivatif désormais que sa formidable capacité de haine, et cette simple idée faisait monter des envies de fuite dans son ventre.

Elle atteignit le palais des fêtes sans même s’en rendre compte. Par bonheur, le gardien en faction à l’entrée du bâtiment la reconnut. Elle le salua d’un bref signe de tête et gagna l’ascenseur. L’Opéra, avec sa façade baroque aux sculptures tourmentées, avait quelque chose de lugubre. L’odeur de poussière des couloirs, les relents émanant des bouquets fanés oubliés sur les tables de maquillage faisaient monter à l’esprit des images de morgue, de veillée funèbre…

Elsy tenta de se ressaisir, son escarpin accrocha une gerbe flétrie encore protégée de cellophane. La surprise fit palpiter son cœur plus que de raison. Pour la première fois de sa vie le monde étrange des coulisses lui semblait truffé de chausse-trapes menaçantes, de pièges…

Lorsqu’elle arriva devant la loge de Léonora elle ne put retenir un cri. Un signe s’étalait sur la porte, hâtivement barbouillé à la bombe à peinture : une sorte de grand V rouge légèrement incliné, comme la pointe d’une lame qui s’apprête à frapper…

Elle tomba sur les genoux et se cacha le visage dans les mains, incapable de réprimer les tremblements qui la secouaient tout entière.